La Verge et le Démon !!

Ce matin je découvre avec stupeur le nombre de likes qui s’affichent sous mon dernier post laissé à mon retour du vallon du diable dimanche dernier. Comment est-ce possible ? Nous sommes mercredi, la pluie ne cesse de tomber et un redoux historique envahit notre pays pour plusieurs jours. Nous sommes le 29 décembre 2021. Il y a à peine quinze jours, l’hiver avait décider de prendre racine un peu plus tôt que d’habitude dans nos vallées Alpines, pétrifiant sur place les minces filets d’eau descendant des hauts sommets. Mais ce matin tout doit dégueuler sous le poids des glaçons devenus trop lourds, emporté par l’eau redevenu ruisseau, torrent, rivière. Et des likes continus d’alimenter mon post devenu obsolète. Ce n’est juste pas possible. Les grimpeurs de glace sont-ils assez fous pour espérer gravir des lignes éphémères qui ne tiennent souvent que par la bénédiction du créateur qui a ma connaissance, n’est absolument pas un glaciairiste. Si Dieu a créé la glace, ce n’est pas lui qui a inventé la pratique de la cascade de glace. C’est Godefroy Perroux. Et le vallon du diable était son royaume.  

Comme c’est étrange de fouiller dans nos souvenirs. On a souvent du mal à emboîter les pièces d’un puzzle dont tous les morceaux se sont éparpillés un peu partout sur le chemin de l’existence. On a bien le décor, on a bien l’ambiance, on a bien le même désir, le bruit du ruisseau, la blancheur de la neige et tout là-haut, en point de mire lorsque le coude de la vallée est franchi, la tête du Replat et sa forme caractéristique d’une selle de cheval. Tout est bien là. Comme avant. Comme autrefois lorsque mes premiers pas me menaient invariablement ici, dans le sein des seins de la cascade de glace. Rien à changer. Tout a changé.  

Je remonte le vallon et chaque ligne en place ou tout juste dévoilée par un mince filet de glace me rappelle un souvenir, une ascension, une anecdote, un copain évanoui, un ami disparu. Là c’est une ouverture, ici deux orteils gelés, là encore une longue traînée de sang laissée par une cordée précédente. Chaque cascade est une histoire à elle seule. Pourquoi tel nom donné ? Pourquoi Oublie moi ? Pourquoi les Hémos à Godo ? Pourquoi les cloches de l’enfer ? Pourquoi La Verge du Démon ?   Si en 1991, nous remontions souvent le vallon de la Selle en skis de randonnée pour approcher les lignes convoitées, ce n’est plus la même chose de nos jours. Ce n’est pas dû aux hivers chaotiques que nous traversons mais bien à la fréquentation du lieu. Si au vingtième siècle, nous pouvions traverser le grand désert blanc à peine dérangé par une cordée frigorifiée et quelques oiseaux noirs cherchant à se démarquer du paysage, il en est tout autrement aujourd’hui. Deux Espagnols ont passé la nuit sur le parking et s’équipent de la tête au pied, comme si l’ascension débutait dix mètres plus loin et qu’ils pouvaient assurer depuis l’arrière de leur fourgon aménagé. Une voiture immatriculée dans la Drôme laisse penser que d’autres grimpeurs sont déjà devant nous. La trace est faite. Dure comme du bois. Les skis seraient bien inutiles.   Ce matin, je n’ai plus comme autrefois, la rage, la haine. Certainement que l’âge a lissé mon tempérament. Je me fous qu’il y est des cordées devant moi. Ce n’est plus la guerre dans ma tête. J’irai où il y a de la place. D’ailleurs, j’envisage de faire Autisme et si Autisme est occupé, j’irai faire un autre truc facile. J’ai dit à ma femme, ma compagne de cordée de longue date, qu’aujourd’hui c’est peinard. C’est la fête du 4+, la farandole du 80°. C’est la première cascade de la saison.   Il est temps de quitter le confort de notre voiture un peu trop chauffée pour enfin pénétrer dans le sanctuaire, la Mecque, Versailles et son palais des glaces.   Nous passons le barrage où Godefroy avait creusé une marche dans le béton afin que ses clients puissent faire le chemin à l’envers au retour d’une journée de stage. Il faut savoir où se trouve cette marque du passé et poser le pied sur l’histoire de la glace ici. Si le grand pas pour l’humanité a trouvé ses racines dans la poussière lunaire un jour de juillet 1969, je peux bien écrire que c’est dans le béton d’un minuscule barrage que celui de la glace a laissé une trace visible depuis la terre, un jour froid de décembre 1979.  Lorsque s’ouvre le paysage et que se découvre enfin l’essentiel des cascades pouvant être gravies, je me rends compte que la Verge est en conditions optimales. Dans une forme… Olympique.  Oh, il y a bien une cordée de trois grimpeurs dedans. Et alors ?  Je me décide à suivre les traces des premiers ascensionnistes mais surtout de la cordée au pied de la cascade qui a tracé une belle échelle de pas réguliers. Tant pis pour Autisme. Je glisse à mots choisis le changement d’objectif à celle qui m’accompagne, ma compagne. Aucune réaction de sa part ne vient contrarier ce nouveau projet. Yes !! Cette femme est une machine. 

  En 1991, François Damilano avait eu la bonne idée de franchir un cap en matière de difficultés gelées. La Verge du démon avait attisé la flamme de l’extrême verticalité et attirées quelques prétendus prétendants. Les piolets n’étaient pas galbés, des dragonnes sans empathie venaient couper le peu de circulation sanguine que nous avions encore dans les mains et mettre à mal l’idée même du libre en glace. Nous portions sur nous toute la misère vestimentaire du monde et le poids de sac en cordura prétendu être garantie à vie. Si l’âge d’or a existé pour une discipline sportive, c’est sûrement pas sur la cascade de glace qu’il a posé son regard rempli d’émerveillement. Seule la jeunesse nous sauvait du ridicule et la force de l’âge du poids du matériel.   Presque trente ans ont passé entre l’ascension de cette ligne mythique avec mon compagnon de l’époque Thierry Badin et ce matin.  

Je lève le nez plus haut que le ciel et laisse voguer mes souvenirs avec ceux qui les fréquentent. Je regarde bien en face cette verge qui ne me fait plus du tout peur. Au contraire. Je sais que je vais enfin pouvoir jouer avec elle. Bien loin du désir de m’enfuir qui me hantait lorsque nous avions effectué la 3ème, 4ème ou 5ème répétition, en 1993.Je vois défiler devant mes yeux d’ancien tous les grimpeurs avec qui j’ai partagé ma corde, vivants ou morts. Il y a dans mon petit Panthéon de fameux hommes des glaces. Des Godefroy, Pib, Bernard, Robin, Jim, Guy, François Guy, Margot, Jeff, Gaétan, Pierrick et tant de bons copains sans qui je n’aurais jamais été plus haut qu’une simple marche d’approche. 
  Dehors la pluie a cessé de tomber. Je regarde le thermomètre une fois encore. Les 15° qu’il affiche sans complexe me font penser que je dois jeter un œil au compteur de likes sur mon post. Cent quatre-vingt-neuf likes enregistrés. Un record.   L’information circule plus vite que la météo, à moins que ce ne soit le contraire. En 1993, nous avions juste écouté le répondeur téléphonique de Paulo Grobel qui nous donnait le peu d’informations que les quelques glaciairistes en activité lui avait transmis au retour de leur journée de glace. Nous partions avec la seule certitude d’une météo à peu près juste prise la veille sur le répondeur de météo France, sans savoir si la glace serait bien au rendez-vous. Dans les rues gelées de Bourg D’Oisans, avec nos tenues trop roses ou trop violettes, nous avions l’impression de ressembler à nos idoles qu’étaient les maitres de la glace, François Damilano et Godefroy Perroux. 
  Une autre époque, définitivement !!

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